Télécoms : crise de confiance chez Sonatel
L’opérateur historique sénégalais enregistre des records de croissance depuis vingt ans. Mais cela ne suffit pas à éteindre les rancœurs, des syndicats jusqu’au premier cercle du pouvoir sénégalais, à l’égard de son actionnaire de référence, Orange.
Coup double en juin 2016 pour Sonatel. L’opérateur a renouvelé sa concession pour dix-sept ans et a acquis des fréquences 4G auprès de l’État sénégalais pour un montant cumulé de 100 milliards de F CFA (152,5 millions d’euros). Quelques semaines plus tard, la filiale du groupe français Orange et sa maison mère finalisaient le rachat de l’indien Airtel en Sierra Leone. Rien ne semble résister au rouleau compresseur de l’opérateur historique, privatisé en 1997. Sonatel est aujourd’hui le leader incontesté sur le segment de la téléphonie mobile au Sénégal avec 56 % de part de marché, devant ses concurrents Tigo et Expresso, respectivement filiales du luxembourgeois Millicom et du soudanais Sudatel.
Même hégémonie dans ses trois autres pays d’implantation, le Mali et les deux Guinées (Conakry et Guinée-Bissau), avec un total de 25 millions d’abonnés, soit plus de 50 % de part de marché, selon les résultats de l’exercice 2015 publiés par le groupe. Le géant ouest-africain des télécoms réalise la moitié de ses revenus et 60 % de ses bénéfices hors du Sénégal. « C’est l’unique opérateur historique au monde ayant crû sans interruption pendant une vingtaine d’années, en chiffre d’affaires [863 milliards de F CFA en 2015] et en marge », se réjouissait en avril 2016 à Dakar Bruno Mettling, PDG d’Orange Middle East Africa, dont il préside le conseil d’administration.
Conflits de pouvoir
Cette situation confortable masque pourtant de profonds désaccords entre l’actionnaire de référence, détenteur d’environ 42 % du capital, et ses partenaires sénégalais. L’État détient 27 % des parts sociales, le reste étant réparti entre des investisseurs institutionnels (15 %, dont des fonds anglo-saxons), les travailleurs actifs et retraités de l’entreprise (8 %) et une poignée de privés. « Orange considère Sonatel comme sa filiale, et nous ne l’acceptons pas », martèle Abdoul Aziz Mbaye, actuel conseiller pour les technologies de l’information du président Macky Sall et administrateur de Sonatel jusqu’en juillet 2016.
Pour ce fidèle du chef de l’État, l’alliance entre l’opérateur historique et le groupe français a été dévoyée quand, en 1998, France Télécom (devenu Orange en 2013) a acquis 9 % supplémentaires du capital auprès de l’État. « Au moment de la privatisation, explique-t-il, le Sénégal était, avec l’Afrique du Sud, le pays subsaharien le plus avancé en matière de télécoms. Sonatel disposait d’une offre de téléphonie mobile [Alizée] et de très bonnes infrastructures, et faisait 45 milliards de F CFA de bénéfices. L’objectif était de lui permettre de se développer dans la sous-région, pas de le mettre sous tutelle. Le pacte d’actionnaires de départ prévoyait d’ailleurs que ni l’État ni le partenaire stratégique ne dépasseraient 33 %. »
Des récriminations partagées par les puissants syndicats de Sonatel, qui, dès 2007, ont remis en question les choix stratégiques de la maison mère. D’abord en empêchant la délocalisation en Pologne des centres de transit international (CTI) de Thiaroye et de Médina (l’activité génère 30 % du chiffre d’affaires de l’opérateur sénégalais), puis en obligeant le partenaire français à renoncer à l’acquisition de 9,87 % supplémentaires du capital auprès de l’État. Une opération pourtant validée par le président Wade et qui aurait permis à Orange de devenir majoritaire en portant sa part à 52 %.
Inenvisageable pour les représentants du personnel, toujours prompts à affirmer l’identité nationale de l’opérateur historique. « Cheikh Tidiane Mbaye, alors dg de Sonatel, avait prévenu Paris que les syndicats s’y opposeraient de toutes leurs forces, et c’est ce qui s’est passé », révèle un cadre dirigeant de l’opérateur. Ce renoncement n’empêche pas le groupe français de consolider les résultats de Sonatel.
L’aide financière de Macky Sall
Ces bras de fer successifs ont sans doute incité Orange à limiter l’essor régional du fleuron sénégalais, après l’avoir accompagné au Mali et dans les deux Guinées. L’acquisition, fin 2007, par le groupe français d’une licence au Niger, alors que les équipes de Sonatel avaient participé aux négociations, constitue aujourd’hui encore un casus belli. En 2014, c’est l’implication du président Macky Sall en personne qui a permis à Sonatel, sevré de toutes perspectives de développement international, d’être partie prenante dans le rachat de la filiale d’Airtel en Sierra Leone.
« Orange et nous avions entamé des démarches parallèles dans le pays. Il a été naturellement décidé de co-investir. Mais c’est Sonatel qui gère cette filiale et consolide ses résultats dans ses comptes », précise Alioune Ndiaye, son directeur général. « L’avantage de cette solution est qu’elle allège le montant des fonds à mobiliser pour notre filiale, la contrepartie étant une gouvernance partagée », a reconnu en juin 2016 Bruno Mettling dans une interview accordée à Jeune Afrique.
L’argument ne surprend pas les représentants du personnel. Pour l’ex-administrateur Mamadou Konté, on assiste bel et bien à une « crise de cohabitation », comme l’a également illustré en 2015 et en 2016 l’affrontement entre les deux parties au sujet de la mutualisation de la supervision des réseaux des neuf filiales africaines du groupe Orange. Les syndicats ont pendant de longs mois été vent debout contre ce projet, qui à leurs yeux risquait d’affaiblir l’expertise locale et d’entraîner la destruction de nombreux emplois.
Selon eux, le centre de contrôle (GNOC, Global Network Operation Center) devait initialement être installé à Abidjan. Ce n’est pas exact, rétorque Alioune Ndiaye, qui indique que dès le départ le projet prévoyait que le siège du GNOC serait à Dakar, avec un deuxième centre à Abidjan. « D’ailleurs, je n’ai jamais mis ma démission dans la balance pour obtenir quoi que ce soit dans ce dossier, comme cela est dit », a-t-il affirmé à JA, en précisant que les centres, construits et opérés par Huawei, emploient 115 personnes, dont seulement 14 salariés de Sonatel.
Mobile Banking
Selon Babacar Sarr, président de l’intersyndicale des travailleurs de Sonatel, ce type de projet décidé depuis Paris pose néanmoins à nouveau la question de la nature des relations liant les deux opérateurs. « Sonatel est un groupe dans le groupe, rappelle-t-il. On ne peut le mettre sur le même pied que les autres filiales d’Orange. C’est une multinationale. » Pour lui, le groupe français se comporte à tort en propriétaire de l’opérateur historique sénégalais.
Diplomate, la direction de Sonatel préfère présenter Orange comme un partenaire stratégique de rang mondial qui a permis de réaliser des performances remarquables. « Il faut rappeler, affirmait Bruno Mettling en juin 2016, que Sonatel est une formidable réussite et que ce constat est partagé par les syndicats. » À Paris, on rappelle aussi que l’État sénégalais y trouve son compte. « Grâce à Orange, entre les taxes directes et indirectes, Sonatel contribue à plus de 15 % des recettes fiscales du pays », indique un cadre du groupe français.
Du côté du gouvernement, on a conscience qu’il sera difficile de revenir en arrière concernant le contrôle de Sonatel. « Le combat est ailleurs, reconnaît Abdoul Aziz Mbaye. En privatisant leurs opérateurs de télécoms, les États africains ont perdu une partie de leur souveraineté et, plus grave, le contrôle d’un secteur stratégique tant du point de vue sécuritaire qu’économique. Il faut désormais se battre pour une meilleure régulation, qui permette aux gouvernements grâce à des données fiables de bâtir leurs politiques de développement et de mieux suivre les flux financiers.
Dans un avenir très proche, l’essentiel de l’économie de nos pays sera articulé autour du mobile banking, et ni nos États ni nos banques centrales ne l’ont vu venir. Au Mali, la première banque c’est Orange Money, et cela ne va faire que s’accentuer avec la généralisation des smartphones », insiste-t-il. En mai 2015, Macky Sall a confirmé par décret l’attribution de cette mission de contrôle à l’Autorité de régulation des télécommunications et des postes. Il reste maintenant au ministre concerné à lui en donner les moyens.
Par Amadou Oury Diallo et Julien Clémençot
Source : Jeune Afrique