Mais en dehors des professionnels et spécialistes du monde des télécoms, rares sont ceux qui étaient au courant des tensions entre le FAI français et le fournisseur de services américain. L’objet du litige est pratiquement invisible aux abonnés d’Orange, qui sont pourtant les premiers concernés : certains avaient bien cru remarquer que leur connexion « ramait » sur YouTube ou que leurs téléchargements étaient très lents, mais comment imaginer que ce soit une restriction intentionnelle ? Qu’il ne s’agisse pas d’un simple serveur surchargé, comme cela arrive souvent sur le web, mais d’une limite posée par le fournisseur d’accès lui-même ?
Pourtant, en cherchant bien sur les sites spécialisés, on trouve trace de problèmes similaires dès l’année 2005 : « les utilisateurs de Wanadoo et Oléane, la branche professionnelle de France Télécom, ne peuvent se connecter à certains sites. » Le problème venait d’une « rupture d’un lien de peering », expliquait à l’époque Echos du Net. Les liens de « peering » sont des tuyaux de communication directs et privilégiés établis entre deux fournisseurs de services Internet, pour faciliter le trafic entre leurs infrastructures et clients respectifs. Et à la suite d’un désaccord politique, Open Transit (filiale de FT pour la connectivité internationale) a ouvert le feu en 2005 en coupant ces liens directs avec Cogent. Rebelote en 2009 : pour des raisons que seuls les acteurs concernés connaissent, Cogent et Orange se sont de nouveau fâchés. Et ce sont les abonnés qui en ont immédiatement pâti, subissant un débit parfois ridicule sur YouTube (« 15 ko par seconde, même pour les abonnés à l’ADSL 18 Mbps »). la situation est restée dégradée depuis ce jour, malgré les promesses d’Orange de trouver une solution pérenne grâce à « un plan d’action proactif ».
C’est un message affiché sur MegaUpload, le 12 janvier 2011, qui a précipité les choses en crevant l’abcès. « Les téléchargements sont lents ? La lecture vidéo est hésitante ? », s’enquérait la page d’accueil du site de téléchargement direct, apostrophant tous les internautes français abonnés chez Orange. « Il est probable que votre fournisseur d’accès restreigne intentionnellement votre accès à des parties importantes de l’Internet ! » L’avertissement accusait explicitement France Télécom de brider le débit de ses internautes sur les sites clients de Cogent – dont MegaUpload et MegaVideo -, et allait jusqu’à leur conseiller de se plaindre au service client et de résilier leur abonnement pour choisir un concurrent plus performant comme SFR ou Free – eux aussi explicitement nommés. Ce n’était peut-être pas d’une grande finesse diplomatique, mais Cogent semble s’être lassé de la méthode douce des négociations. La base des clients Orange est en effet loin d’être économiquement négligeable : le trafic en provenance de France a explosé sur MegaUpload, et la moitié des abonnés français se connecte avec Orange. Il était donc crucial de réagir : « France Télécom s’en est sorti jusqu’à présent car Cogent n’a aucun moyen de communiquer avec les utilisateurs finaux de son réseau », explique Bonnie Lam, porte-parole de MegaUpload, au Point. « Mais Megaupload peut : nous avons 45 millions de visiteurs uniques chaque jour sur nos sites, et des millions de clients de France Télécom les visitent quotidiennement. »
La suite de l’affaire n’a plus quitté la place publique. Devant le peu de réaction d’Orange, MegaUpload Ltd a haussé le ton et envoyé une missive incendiaire à Orange, doublées d’interviews à la presse. « France Télécom dit à ses clients qu’ils achètent du carburant de haute qualité, mais en réalité ce qu’ils ont, c’est un mauvais diesel, accuse Bonnie Lam. Les utilisateurs d’Orange veulent accéder à nos sites populaires avec une grande vitesse de transfert, mais ils ne peuvent pas car leur opérateur ne le leur permet pas. France Télécom veut faire payer Megaupload et son fournisseur de transit Cogent pour une meilleure connectivité avec les clients ADSL d’Orange. »
Les enjeux de ce conflit sont ceux que l’on évoque dans les débats sur la « neutralité du Net ». Les défenseurs de ce concept prônent un accès libre et égal à tous les contenus sur Internet pour les utilisateurs, quelques soient leur FAI ou le site qu’ils visitent. Mais ce principe se heurte souvent aux intérêts économiques des acteurs du Net, comme l’a rappelé France Télécom en novembre 2010. Les opérateurs (par exemple FT) veulent taxer les fournisseurs de contenus (par exemple Google, qui possède YouTube) pour les infrastructures dont ils profitent en accueillant le trafic des internautes. De leur côté, les éditeurs de contenus arguent qu’ils payent déjà pour leur bande passante, et qu’il ne faut pas oublier que les FAI gagnent des clients grâce à la popularité de leurs sites. Pour faciliter les choses, certains groupes sont tentés de développer leurs propres infrastructures, et certains FAI de lancer leurs propres services, de les acquérir (comme Orange avec Deezer et Dailymotion) ou de dégrader l’accès aux sites les plus gourmands. C’est peut-être ainsi que sont nés les surfs d’escargots expérimentés par les Orangenautes.
Après les envolées de Cogent dans la presse, les menaces de poursuites judiciaires ont plané des deux côtés. Des opérateurs donnant leur point de vue sous couvert d’anonymat et l’UFC Que Choisir réclamant une enquête à l’échelle européenne ont contribué à faire monter la mayonnaise.. jusqu’à la goutte qui a fait déborder le modem. Jeudi dernier, toujours dans Le Point, le PDG de Cogent Dave Schaeffer accuse Orange d’abus de position dominante : « Si un opérateur ne paie pas la “taxe” d’Orange, un abonné français sur deux ne peut pas consulter les sites qu’il héberge dans des conditions acceptables ! Cela serait totalement illégal aux États-Unis, et je pense que ça l’est en France aussi. »
Pendant que France Télécom règlera ses comptes avec Cogent devant les juges, les esprits critiques du Net auront déjà l’œil sur une autre affaire. La semi-prise de contrôle de Dailymotion par Orange a soulevé hier quelques inquiétudes, bien résumées par le porte-parole de la Quadrature du net, Jérémie Zimmermann : « Plus on a d’intérêts dans les contenus, plus on risque de favoriser ses propres contenus, et plus la tentation de porter atteinte à la neutralité du net est grande. »
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