La Tribune – La neutralité du Net est en débat aujourd’hui en Europe et aux Etats-Unis. Qu’en pensez-vous ?
Didier Lombard – Tout le monde se préoccupe de savoir s’il va être traité avec équité au moment présent où les réseaux commencent à se saturer. Or le problème est l’augmentation exponentielle du trafic qui peut conduire à un encombrement majeur avec un vrai risque d’engorgement de l’Internet.
– Croyez-vous vraiment à ce risque ?
– Oui, le risque d’un effondrement généralisé des réseaux est réel à un horizon de trois à cinq ans. Selon les dernières prévisions de Cisco, le trafic de données sur mobile qui a triplé l’an dernier dans le monde devrait être multiplié par dix-huit en cinq ans. Pour satisfaire cette demande les opérateurs vont devoir construire de nouveaux réseaux. Pour pouvoir les financer ils devront avoir une visibilité à moyen terme sur la régulation de ces réseaux. C’est au niveau européen que cela doit se décider. Les Etats-Unis et l’Asie ont pris des dispositions il y a plusieurs années pour “fibrer” leurs pays. L’Europe, handicapée par sa structure à vingt-sept régulateurs, n’a pas pris la mesure de l’investissement nécessaire. Il est urgent que Bruxelles donne un cap et s’y tienne.
– A quoi serviront ces nouveaux réseaux ?
– Cela servira bien sûr aux internautes européens pour profiter pleinement de la nouvelle société numérique. Or, sur nos autoroutes de l’information, force est de constater que la majorité des véhicules sont des voitures américaines. Google, avec Youtube, représente aujourd’hui 7% du trafic de données sur Internet, contre 1% en 2007. Bien que certains acteurs européens de service en ligne aient très bien réussi, ils ne sont pas nombreux et n’ont certes pas la même notoriété que Google ou Facebook. Il faut absolument faire quelque chose.
– Que proposez-vous ?
– Nous avons en France tous les ingrédients pour construire un vrai secteur de l’industrie de l’immatériel : un enseignement de grande qualité, un excellent système de recherche, une fiscalité très attrayante pour investir dans les start-up, sans doute le meilleur crédit d’impôt-recherche au monde. Tout ceci ne conduit cependant pas à la création de nombreuses entreprises dans le secteur. Il y a des gens brillants mais il nous manque des entrepreneurs. Entreprendre c’est d’abord prendre des risques, y compris celui de l’echec. Ce que notre culture française ne sait pas pardonner. Il faut aider les candidats entrepreneurs à réaliser leur projet en leur apportant les savoir-faire qu’ils n’ont pas : fiscalité, commercial, marketing, etc… C’est ce que font les business angels aux Etats-Unis et certains en France. Il faut donc créer un système, une sorte de méga- incubateur, qui permette d’assurer cette fonction de parrainage.
– A l’intérieur de France Télécom ?
– Les grands opérateurs ne sont pas bien adaptés pour assurer cette fonction même si France Telecom dispose d’un atout essentiel avec ses Orange Labs. D’autres acteurs privés devront s’y associer. Il faudra également nouer des alliances avec des fonds israéliens, californiens et asiatiques. L’ensemble de ce dispositif doit pouvoir sécuriser les projets d’entrepreneurs. L’expansion de la nouvelle société numérique sera en effet très rapide. France Telecom doit donc pouvoir être un des acteurs majeurs de ce développement.
– Ce sera votre métier après France Télécom ?
– Pour pouvoir travailler sur ce projet, sans les contraintes induites par la charge de Président, je vais remettre mon mandat au Conseil d’administration de France Télécom lors de sa prochaine réunion le 23 février. Mon mandat devait expirer à l’assemblée générale de juin, mais il est préférable qu’après une année de gouvernance où les fonctions de président et de directeur-général ont été séparées, on n’attende pas la moitié de l’année pour que France Télécom soit de nouveau dirigée par un PDG.
– Quelles sont les conditions financières de votre départ ?
– Elles seront conformes à ce qui a été publié dans le document de référence et approuvé par l’assemblée générale. Je n’ai pas à recevoir d’indemnités de départ en cette circonstance. J’y ai renoncé l’année dernière. Je retrouve mon contrat de travail qui me permettra de monter mon nouveau projet avec France Telecom comme l’un des principaux acteurs.
– C’est donc un nouveau métier…
– Pas vraiment car je poursuis ma vision du développement industriel de ce pays. Au moment où la révolution numérique est en marche, c’est un défi extraordinaire que d’aider à emmener nos jeunes entrepreneurs dans cette aventure. Et je compte bien réunir autour de moi à la fois nos forces d’Orange et celles d’autres acteurs passionnés par cette nouvelle économie de l’immatériel.
– A la veille de quitter la présidence de FT, quelle est votre plus grande fierté ?
– Ma plus grande fierté est que France Télécom ait très bien pris le virage de l’Internet et de l’IP sur les réseaux fixe et mobile. Aujourd’hui, France Télécom est l’opérateur historique ayant le pourcentage d’abonnés en voix sur IP le plus élevé d’Europe. Nous sommes donc prêts pour les étapes ultérieures.
– Êtes-vous déçu de voir votre successeur détricoter la stratégie de contenus que vous aviez mise en place ?
– Les entreprises doivent s’adapter. Il n’y a pas de stratégie immuable. Si j’étais encore opérationnel je ferais des mouvements semblables aux décisions prises par Stéphane. Evidemment, j’aurais arrêté le foot. La qualité du produit actuel ne correspond plus au prix auquel nous avons payé les droits. Quant au mode de production de nos chaînes, j’avais commencé à rechercher d’autres acteurs pour faire de la coproduction car ce n’est pas notre principal métier. Mais si c’était à refaire, je referais la même chose, car nous avions besoin de sortir du piège du monopole de Canal Plus. Aujourd’hui la situation est différente. On peut partager la production mais il nous faut des contenus, tous les opérateurs dans le monde en achètent.
– Avec le recul, pensez-vous avoir fait des erreurs, notamment dans l’affaire des suicides ?
– C’est quelque chose qui reste très douloureux. France Télécom, c’est tout pour moi. Dans la transformation du groupe, nous avions choisi d’emmener tout le monde, contrairement à certains opérateurs européens qui ont fait des suppressions massives d’effectifs. Je ne regrette pas ce choix mais je regrette la pression des changements qui s’imposaient et certains mots maladroits prononcés dans l’émotion du moment. Mais le sujet est encore trop sensible pour en tirer sereinement des conclusions définitives.
Propos recueillis par Delphine Cuny, Jean-Baptiste Jacquin et François Lenglet
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