Tout d’abord, qu’est-ce que la bataille des contenus ? Olivier Sagna, secrétaire général d’Osiris, l’Observatoire sur les systèmes d’information, les réseaux et les inforoutes au Sénégal, entend par cette expression « le combat pour une présence de contenus africains sur Internet, pour que l’Afrique ne soit pas uniquement consommatrice mais aussi productrice de contenus ; à savoir de l’information, bien sûr, mais aussi des connaissances, des jeux, des services et des applications – tout ce secteur dans lequel évoluent aujourd’hui les milliardaires en dollars de la société de l’information ».
Commencer par le commencement
A y regarder cependant de plus près, la bataille pour davantage de contenus africains n’a pas commencé avec l’avènement de l’internet. Avant l’apparition du web au début des années 1990, coup d’envoi d’une circulation sans précédent de l’information à travers le monde en termes de volume et de rapidité, le ton avait été donné au milieu des années 1970 lorsque l’Unesco, alors dirigée par le Sénégalais Ahmadou Mahtar M’Bow, engagea le combat pour un « nouvel ordre mondial de l’information et de la communication » (NOMIC). Face au déséquilibre des flux d’information entre le Nord et le Sud, entre les pays développés et les pays en développement, l’Unesco proposait de trouver les moyens de réduire le gap. Cependant, à sa conférence, tenue à Nairobi, au Kenya, en novembre 1976, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne s’opposèrent farouchement au projet de nouvel ordre mondial de l’information et de la communication. Y adhérer, selon leurs délégués, c’était en quelque sorte céder à la politisation d’une organisation à vocation essentiellement culturelle. La bataille, à l’époque, fut perdue.
Inventé et popularisé plus tard, l’internet a remis au goût du jour, à sa manière, cette volonté de faire entendre la voix des pays du tiers-monde et d’être, comme disait le président et poète Léopold Senghor, au « rendez-vous du donner et du recevoir ». Avec le réseau mondial, l’Afrique pourrait enfin – théoriquement du moins – proposer sa propre information, sa propre vision des choses, son propre savoir, ses propres contenus, brisant de ce fait « le silence autour du tiers-monde, la déformation dont les informations [la] concernant font l’objet dans les médias des pays du Nord [et] la propagande culturelle du Nord en direction du Sud ».
Tout ce vaste programme valait bien que l’on engageât la « bataille des contenus ». Celle-ci a dû tout de même commencer par le commencement : l’accès à Internet. De ce point de vue, si l’Afrique reste encore la dernière de la classe parmi les continents, elle a quand même fait, depuis qu’elle a eu accès au réseau planétaire, beaucoup de progrès dans la connectivité et, d’une manière générale, dans l’accès aux technologies de l’information et de la communication. Y compris les télécommunications par lesquelles passent, ou vont passer dans le futur, de plus en plus de contenus numériques à travers les terminaux que sont les smartphones et les tablettes. Alex Corenthin, gestionnaire du domaine national du Sénégal, confirme, dans une interview au quotidien Le Soleil, l’importance de cet accès : « C’est en ayant accès que l’on peut valoriser les contenus. (…) Si vous voulez offrir un contenu, il faudrait que votre public puisse y accéder. (…) S’il y a un marché potentiel, le contenu va suivre. Plus il y a d’utilisateurs connectés à Internet, plus il y aura de développeurs pour mettre à leur disposition des contenus. »
Des insuffisances loin d’être comblées
On peut dire aujourd’hui que l’Afrique a beaucoup progressé dans l’usage de l’internet et des services de télécommunications. Si l’accès est encore loin d’être universel, les statistiques de l’Union internationale des télécommunications indiquent cependant que le taux de pénétration d’Internet était à 9,6% en 2011 (contre 30% dans le reste du monde), soit quelque 90 millions d’internautes sur les 900 millions d’Africains, même si la pénétration du haut débit – moins de 1% (contre 20% dans le reste du monde) – reste encore embryonnaire. Dans les télécommunications, aspect le plus populaire des technologies de l’information et de la communication, les statistiques sont plus réjouissantes puisque le continent enregistre aujourd’hui près de 600 millions d’abonnés à la téléphonie mobile. Même s’il reste encore beaucoup à faire, il est loisible de penser qu’avec près de 100 millions d’abonnés à Internet et 600 millions d’abonnés au mobile, la cible est suffisamment significative pour que les contenus africains trouvent une place pour s’exprimer.
C’est par la presse qu’ils ont commencé à s’affirmer sur Internet. Pierre Dandjinou, conseiller régional des TIC au Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), soutenait en 2006 que le contrôle des contenus dans les supports en ligne « doit être la bataille de demain » et que « les Africains doivent pouvoir proposer des contenus aussi variés et attractifs [que ceux des] sites occidentaux ». De nombreux journaux africains proposent aujourd’hui, outre leur édition imprimée, des informations en ligne. D’autres éditeurs publient leurs nouvelles exclusivement en ligne. Cela a été un premier pas important dans la bataille des contenus, si l’on sait qu’il y a moins de deux décennies l’information diffusée mondialement par des Africains sur l’Afrique était plutôt rare. Aujourd’hui, quelle que soit sa situation géographique, chacun peut s’informer en ligne sur l’actualité de n’importe quel pays africain, juste en consultant un site dédié.
Toutefois, depuis que l’on parle de la bataille des contenus, les insuffisances – partie intégrante de la fracture numérique – sont loin d’être comblées en ce qui concerne les contenus qui nous viennent d’ailleurs et ceux proposés par des Africains aux Africains et au monde entier. A la question de savoir si l’Afrique a gagné la bataille des contenus, certains, comme Olivier Sagna, répondent sans détour par la négative. Pour le secrétaire général d’Osiris, si « nous avons progressé du point de vue de l’accès et sommes donc plus nombreux à consommer les produits et services des autres », par contre « nous n’avons pas commencé de manière significative à proposer des contenus qui sont lus, écoutés et consommés par d’autres ».
Ce verdict peut paraître sévère. Mais, mondialement, l’Afrique ne pèse pas beaucoup dans les contenus numériques. A l’instar de ce qui se passe dans le domaine du matériel technologique, où l’Afrique ne peut se prévaloir d’aucun produit ayant une diffusion mondiale (ordinateurs de bureau ou portables, tablettes, téléphones mobiles, smartphones, etc.), à l’instar de ce qui se passe dans le secteur des logiciels où elle est également plus consommatrice qu’éditrice (même s’il existe plein de logiciels locaux ici et là), les informations et le savoir africains peinent à irradier la planète, en dépit des énormes possibilités qu’offre l’internet. Ne dit-on pas que les technologies de l’information et de la communication « mettent tout le monde au même niveau » ? A l’épreuve, cette assertion se révèle bien plus théorique qu’effective.
Bases de données européennes ou américaines
Pourquoi tant de difficultés à peser dans les contenus numériques mondiaux ? Parce que, « pour produire [de la connaissance] et surtout innover et inventer, il faut investir dans la recherche et libérer les énergies ; ce que nous, en Afrique, ne faisons pas pour le premier aspect et ne savons pas faire pour le second aspect », explique encore Olivier Sagna. Voilà pourquoi, constate-t-il, « nous n’avons pas l’équivalent d’Al Jazeera, aucun grand journal, aucune grande radio à l’échelle de l’Afrique ».
Voilà aussi pourquoi la majorité des Africains surfent davantage sur les sites non africains que sur les sites africains pour s’informer ou communiquer, à la différence des internautes des autres continents. La recherche se fait sur Google ou Yahoo!, les vidéos se regardent sur YouTube, le courrier électronique se pratique avec Gmail, Hotmail ou Yahoo!, la recherche de savoir se fait sur Wikipédia… Tous ces services sont « étrangers » à l’Afrique. En outre, le plus souvent, même les contenus relatifs à l’Afrique sont hébergés dans des bases de données européennes ou américaines, parce que, là-bas, on a pris le temps d’organiser les données, de les classer, de les mettre régulièrement à jour et de réfléchir sur un modèle économique pour les commercialiser. En Afrique, beaucoup de journaux en ligne en sont encore à la mise à jour toutes les vingt-quatre heures, en fonction de la parution de l’édition imprimée. Une manière de faire totalement étrangère aux meilleures pratiques du web.
Que faire alors pour marquer des points dans la bataille des contenus ? Pour Olivier Sagna, « si l’on veut peser », il faut prendre « des initiatives sous-régionales (Afrique de l’Ouest par exemple), voire régionales (Afrique), compte tenu du contexte de mondialisation. Il s’agit d’avoir des consortiums qui travaillent sur de grands projets, et non nos petites entreprises locales qui travaillent sur des projets à dimension nationale. »
A ce stade, on peut se demander si l’idée d’une « base de données culturelles, techniques et économiques au service du développement des pays africains et de leur coopération », avancée par Léopold Sédar Senghor, ne reste pas toujours pertinente (voir l’encadré « Senghor et sa base de données culturelles, techniques et économiques »). Un tel outil n’incarne-t-il pas un véritable projet de contenus numériques, de surcroît théorisé avant la popularisation de l’internet ?
Alain Just COLY
L’édition web, pour des contenus « compatibles Internet »
Les éditeurs africains de plateformes d’informations ont des efforts à faire sur les aspects rédactionnels et organisationnels des contenus qu’ils diffusent. Seydou Sissouma, journaliste malien, constatait il y a quelques années: « Il n’est pas rare qu’un internaute malien se retrouve dans l’incapacité de décoder un article d’un journal ivoirien, à cause des référents culturels qui structurent le texte préalablement destiné à un lectorat local. On peut multiplier à l’envi les exemples à l’échelle du continent. Que dire alors du lecteur canadien ou japonais ? Écrire pour le Net devient dès lors un passage obligé pour le succès de la presse africaine en ligne. »
Dans la plupart des rédactions africaines, les éditeurs web se contentent de poster tels quels sur le site les articles du journal imprimé. Mais si la version imprimée n’est destinée, du fait d’une contrainte « géographique », qu’aux lecteurs locaux qui comprennent tous les référents culturels utilisés par les journalistes, le journal en ligne peut, lui, être lu par des lecteurs de tous les pays, dont la plupart, évidemment, ne maîtrisent pas les référents culturels en question.
Un lecteur hollandais ou indien, ou tout simplement d’un autre pays africain, ne comprendra pas, par exemple, le terme « ndiaga ndiaye », souvent utilisé dans la presse sénégalaise, qui désigne une certaine catégorie de cars de transport en commun. Un tel terme utilisé dans un article ne sera pas, dans la majorité des cas, compris par les non-Sénégalais. D’où la nécessité de faire des efforts pour éditer les articles avant leur publication sur le web, de façon à les rendre, en quelque sorte, « compatibles Internet ». Ce n’est qu’ainsi qu’ils seront compris de tous les internautes, et non pas d’une catégorie d’entre eux. C’est là un travail d’édition web que doivent nécessairement effectuer les éditeurs de la presse en ligne pour élargir l’accessibilité de leurs contenus et augmenter l’intérêt qu’ils suscitent.
Cette étape manque aujourd’hui crucialement dans la presse africaine en ligne. Celle-ci ne s’intéresse pas suffisamment aux règles de la rédaction web, qui devraient aussi être enseignées dans les écoles de formation en journalisme.
AJC
Senghor et sa « base de données culturelles, techniques et économiques »
Bien avant l’avènement de l’internet, le président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, avait théorisé, dans un texte datant de décembre 1980, la création de ce qu’il appelait « une base de données culturelles, techniques et économiques » pour l’Afrique. Il s’agissait, avant l’heure, d’un véritable projet multimédia, puisque Senghor écrit que « cette base [de données] multiculturelle signifie que ce projet doit prendre en considération tous les aspects culturels [des] peuples, sous les formes d’expression qui leur sont familières, et ne pas se contenter d’archiver des documents écrits peu représentatifs ou [des] témoignages indirects de ces phénomènes. Cela entraîne que la base de données contiendra une majorité de documents non écrits, sonores, musicaux, graphiques, photographiques ou cinématographiques (…). »
La notion de contenu local n’était pas étrangère au projet, car, écrivait Senghor, « cette construction [doit être] ancrée dans les langues naturelles des peuples concernés, symbole de leur ancienneté culturelle et de leur identité profonde. Cela concerne surtout l’ensemble des documents d’expression individuelle ou collective, mais il serait souhaitable que cela soit étendu à tous les documents dont la traduction serait appauvrissante ». Pour Senghor, « l’obstacle des langues non écrites peut être facilement surmonté par un codage phonétique bien étudié ou encore un enregistrement direct du document parlé, accompagné si nécessaire d’un document usuel ». Réaliste, il suggère aussi que « la consultation de base pourra être faite dans les langues “techniques” – français, anglais, espagnol et portugais -, sans oublier l’arabe (…). »
Un tel projet, naturellement, devait bénéficier, selon son auteur, des avantages de la recherche. C’est pourquoi il propose un certain nombre d’idées qui pourraient guider la recherche pour mettre en œuvre cette base de données.
« Chaque capitale, centre de région culturelle, centre universitaire important, écrit-il, comporte un “conservatoire culturel” où sont captées les données. Tous adoptent une règle commune, tant pour les procédures d’entrées que pour les procédures de liaisons. Les liaisons sont assurées par satellite. Une structure relationnelle permet de relier les diverses données (textes, iconographie, musique, etc.) et la structure est dynamique afin de disposer de l’image en mouvement, du son, etc. Les documents sont entrés dans la langue d’origine, ce que permet l’ordinateur. Les traductions sont aidées par ordinateur pour en faciliter l’exécution.
« Les langues d’accès et de consultation prévues sont l’anglais, l’arabe, l’espagnol, le français et le portugais. Chaque information comporte une présentation résumée (texte) dans les cinq langues de consultation et renvoie à la base qui est détentrice de la totalité de l’information. La base a un double aspect : le conservatoire [et] l’outil pédagogique. Cet “outil pédagogique” est accessible aux enfants, adultes, etc. Il peut être intégré au programme d’enseignement des écoles, etc. Des correspondants peuvent être installés en Europe, etc. pour servir des informations de données stockées dans les musées, dans les centres de documentation, les journaux, etc. »
Comme on peut le constater, il s’agissait d’un véritable projet de contenus numériques qui, s’il était réalisé, serait aujourd’hui un pas important dans la bataille des contenus numériques.
AJC
Alain Just Coly, pour le magazine Réseau Télécom Network No 52
Source: agenceecofin.com