Toutes ont les yeux rivés sur leur téléphone. C’est une scène quasi ordinaire dans les lieux publics de Lagos: pas ou peu de conversations, mais des doigts qui s’agitent sur l’engin. Le bruit des touches du clavier fait écho aux sonneries. Et ping, ping, ping… Kesako? «Fastoche», rétorquerait tout bon trentenaire, «c’est l’alerte messagerie du BlackBerry».
Et oui. Qu’on se le dise, le ping! est devenu aussi familier que le brouhaha des automobilistes coincés dans les «go slow» (embouteillages) de Lagos, ou que le ronron des générateurs qui turbinent à longueur de journée. Et pour cause: sur le marché du smartphone haut de gamme, la pomme et son iPhone ultradesign ne font pas vraiment recette au Nigeria. Les foules lui préfèrent de loin le concurrent mis au point par Research-In-Motion (RIM).
Au cours des douze derniers mois, le marché nigérian du BlackBerry a explosé avec près d’un million et demi d’utilisateurs. Des aficionados qui reçoivent leurs emails partout, se connectent sur Facebook ou Twitter, surfent sur le Net et surtout chattent en permanence via BBM, la messagerie instantanée du mobile, qui relie instantanément les Nigérians au monde, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit…
Réfractaire sur le principe, David, un jeune cameraman reconnaît qu’il ne se passe plus de son engin et s’amuse de certaines situations surréalistes:
«Il y a deux semaines, je rentrais chez moi. Comme d’habitude, il n’y avait pas d’électricité et plus d’essence dans mon groupe électrogène. Je m’éclairais à la bougie, prêt à me coucher, quand un copain de Londres m’a “pingué”. Il voulait savoir quelle était ma pointure. Il se trouvait juste devant un magasin de baskets qui venait d’être canardé par les émeutiers», raconte-t-il. «C’est pratique, j’ai pu faire mon marché à distance.»
Le boom de la téléphonie mobile
Il y a encore une quinzaine d’années, cette communication instantanée était impensable. En 1996, 36 ans après l’indépendance, le réseau téléphonique de l’ex-colonie britannique était quasi inexistant: quatre habitants sur mille avaient accès à une ligne. Soit environ 450.000 lignes -dont moins de la moitié en service.
«A l’époque, la seule façon de parler à quelqu’un était de se rendre sur place», ironise Dele Olojede, le directeur du quotidien Next. La petite histoire raconte d’ailleurs que lors d’un voyage officiel en 1999, l’entourage du président Jacques Chirac avait commandé des cellulaires à la société nationale de téléphonie Nitel, mais qu’il avait été impossible de les faire fonctionner…
L’arrivée des premiers opérateurs de téléphonie mobile en mars 2000 a vite changé la donne. Les Nigérians se sont rués sur les portables. Désormais, le pays est leader du continent africain, avec plus de 80 millions d’utilisateurs -dont environ 1,5 million possède un BlackBerry, un «BB». Une proportion encore faible mais qui croît de façon exponentielle depuis la mise en place de la technologie 3G en 2009.
Patrick Egbulefu, directeur du développement de Slots System Limited, un des plus gros revendeurs de cellulaires du pays, confirme la tendance:
«La demande en BlackBerry est quotidienne. Cela n’a rien de surprenant car il est particulièrement adapté aux besoins nigérians. Facile d’utilisation et sécurisé», explique-t-il. «Si vous avez le numéro PIN d’un autre détenteur de BB, les informations et messages envoyés sont cryptées, donc difficiles à pirater.»
Un atout majeur au pays du scam et autres arnaques sur Internet. Surtout pour les entreprises, qui poussent leurs employés à s’en procurer un.
Un symbole social
Aujourd’hui, le succès du BB dépasse pourtant largement le monde des affaires. Son atout: ce fameux système de messagerie instantanée qui supplante peu à peu la communication orale. Pourquoi se borner à parler quand on peut facilement s’exprimer à coups de smileys et autres acronymes -et en toute discrétion?
«Même quand vous avez deux ou trois portables chez des opérateurs différents, il arrive souvent que le réseau soit saturé et que les SMS se perdent on ne sait où», explique Olu, un jeune cadre. «Avec le BBM, le “D” vous indique que votre message a été envoyé, le “R” qu’il a été lu. C’est clair et net, pas de doute possible.»
Résultat: le BlackBerry est partout. Posé en évidence sur les comptoirs et les bureaux. Vissé aux mains des jeunes demoiselles pimpantes de la place. Et sur le marché parallèle, qui capitaliserait 40% des ventes. Vieux modèles importés d’Europe, contrefaits ou téléphones récemment volés, les engins se vendent comme des petits pains. Compter environ 20.000 nairas (90 euros) pour un seconde main. C’est deux à trois fois moins cher que chez les revendeurs agréés, mais bien plus onéreux qu’un téléphone classique. Qu’importe, les Nigérians se saignent.
«Même sans argent, chacun cherche à s’en procurer un», confirme Bayero Ayambi, journaliste spécialiste des Ntic, les technologies de l’information et de la communication. «C’est un moyen de se sentir relié. De croire que soudain on fait partie de cette famille privilégiée».
Car plus qu’un simple téléphone, le BlackBerry c’est tout un symbole social. Celui de l’appartenance à une classe. Celle de l’«Oga», le patron, en langue yoruba. Bref; l’élite qui a de l’argent et qui a réussit.
Les drogués du BB
Les quatre principaux opérateurs de téléphonie mobile ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. Afin de séduire les jeunes et les classes moyennes, ils ne cessent de multiplier les offres en prépayé, que ce soit à la journée, à la semaine ou au mois. Pour moins de sept euros, il est possible de «rejoindre la communauté» et de s’offrir la fameuse messagerie instantanée pendant 30 jours.
Aliou, un jeune gardien en a fait son parti. «Au final cela revient bien moins cher que de se téléphoner ou de s’envoyer des textos», dit-il. Alors voilà, entre deux conversations avec ses collègues, le jeune homme chatte. Il parle de tout, de rien, mais a toujours l’engin en main.
Complètement dingo du BB, les Nigérians? Aucun doute. Pour une kyrielle de jeunes, c’est un véritable modus vivendi, frénétique, digne du comportement d’un drogué. Yvonne Ekwere, 25 ans, jolie fashionista du petit écran, le reconnaît volontiers:
«C’est clair, je suis une mordue. J’ai du mal à décrocher. Je le check toutes les dix minutes». Les yeux levés au ciel, elle se marre. «Une fois j’étais tellement concentrée sur une conversation que je suis allée me baigner avec. D’un coup, je me suis vue totalement ridicule dans la piscine, les bras en l’air en train d’envoyer mes messages.»
Nombre de contacts sur BBM? «Oh, plus de 400». Vertigineux. «Oui, c’est beaucoup mais on se divertit, on s’informe.»
De fait, tout ou presque passe par la messagerie instantanée: des textes religieux qu’on transfère à ses contacts, des chroniques d’enlèvements, les lieux à éviter pour cause d’embouteillages, les offres d’emplois, les sorties d’album, etc. On communique aussi gratuitement avec la diaspora outre-Atlantique. A l’occasion de l’élection présidentielle d’avril 2011, un groupe de jeunes avait même mis en place un logiciel gratuit permettant de faire une double vérification du comptage des voix dans les bureaux de vote.
Quoi d’autre? Ah oui, on allait oublier: la drague, bien sûr. On change sans arrêt sa photo de profil, histoire de se faire complimenter par un admirateur alerté. Dans les boîtes de nuit de Lagos, les filles de joie se prennent en photo dans des positions osées. Aussitôt fait, aussitôt mis en ligne. On accroche le client comme on peut. Même à distance?
«Bien sûr, ça marche», confie une demoiselle, la poitrine bien serrée dans son corset en satin, «certains se laissent tenter et viennent nous rejoindre».
Un phénomène que résume bien le film de Nollywood BlackBerry Babes. Produit par le studio Simony en mars 2011, le feuilleton met en scène un groupe d’étudiantes dont les relations sociales sont fondées quas exclusivement sur l’usage du BlackBerry. Incapables de se procurer le gadget dernier cri, les demoiselles s’en remettent à quelques hommes riches en échange de petits services coquins. Dialogues cocasses, parfois hilarants. Avec en filigrane le décryptage d’une société où les nouvelles technologies transforment peu à peu le lien social.
Autant dire que certains fulminent. Pas toujours facile de se faire à ces nouvelles pratiques.
«C’est fou», s’emporte Okeychukwu, un financier fraîchement revenu à Lagos après quinze années passées à New York. «Quand vous rencontrez quelqu’un on ne vous demande plus votre numéro de téléphone, mais votre code PIN. Je ne me suis jamais senti aussi ringard que ces derniers temps avec mon vieux combiné et mes SMS», avoue-t-il.
De là à se laisser convertir? A voir. Car si la «BB Mania» fait assurément les choux gras des opérateurs et autres revendeurs, le sens de l’humour aiguisé des Nigérians en vient à faire dire à certains qu’à cette allure là, il faudrait peut-être commencer à songer à une cure de désintoxication généralisée…
Julie Vandal
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