Le Point.fr : Vous avez récemment dénoncé les pratiques américaines en matière de régulation d’Internet, pourquoi ?
Stéphane Van Gelder : Les États-Unis disent “débranchez-moi ce site” sans réfléchir. Lorsqu’ils découvrent un site illégal, beaucoup d’États ont un seul problème : comment le couper tout de suite. Leur solution est donc de débrancher le nom de domaine complet, quitte à couper des dizaines de milliers de sites hébergés au même endroit, et qui n’ont rien d’illégal. C’est d’autant plus problématique aux États-Unis où les sociétés ont beaucoup de mal à ne pas dire “oui” au gouvernement.
Imaginez que vous vous réveilliez un matin avec le logo du gouvernement américain sur votre site, alors que vous êtes innocent : il y a un problème. Dans le cas de mooo.com, qui a été désactivé à l’aveugle, s’ils avaient pris la peine de contacter le .com, on leur aurait dit qu’il y avait des dizaines de milliers de sites légaux à côté du site illégal. Résultat : 84 000 sites légaux ont été coupés en même temps que le site illégal.
Toutefois, les polices veulent en général faire les choses comme il faut, et ils viennent nous parler. Nous leur expliquons notre position, c’est-à-dire que, dans la plupart des cas, si on ne débranche pas dans la minute, ce n’est pas grave. Ce n’est en général pas une question de sécurité nationale. Il faut donc, sauf exception pour le terrorisme par exemple, que cela soit géré dans le cadre du système. Sinon, on accepte que les États puissent débrancher Internet.
En France, la loi Loppsi 2 prévoit la mise en place d’une liste noire gérée par le ministère de l’Intérieur, afin de filtrer Internet. Êtes-vous inquiet ?
Pour une industrie, être régulée est toujours un signe de maturité. Cette loi apporte un cadre juridique, donc c’est positif…, mais j’y vois les mêmes dérives qu’aux États-Unis notamment. C’est une loi faite par l’État, qui trouve plus simple de tout débrancher. S’il y avait eu une gouvernance de type Icann en France pour Internet, la Loppsi ne serait jamais passée comme ça.
L’Icann est critiquée, car elle dépend fortement du gouvernement américain. Certains voudraient même transférer ses pouvoirs à l’ONU…
Sous la pression des projets de transfert à l’ONU, l’Icann s’est internationalisé, et notre contrat principal avec les États-Unis a été modifié en 2009. Le gouvernement américain n’a, par exemple, plus de droit de veto sur les décisions de l’Icann. Notre organisation est plus ouverte au monde, alors qu’elle était très anglo-saxonne.
Mais il y a un autre contrat qui nous lie au gouvernement américain, et qui est beaucoup plus important : celui de la fonction IANA (Internet Assigned Numbers Authority). Il s’agit de la base de données des noms d’extension, qui pointe vers chaque gestionnaire (VeriSign pour le.com, Afnic pour le .fr, etc.). C’est le vrai pouvoir de l’Icann, et il reste entre les mains du gouvernement américain : ils peuvent le retirer à tout moment. Sans la fonction IANA, l’Icann n’est plus grand-chose.
Alors, pourquoi conserver l’Icann et éviter l’ONU ?
Le modèle de l’Icann est plus intéressant pour l’instant, car il permet d’impliquer les acteurs. Pour prendre un exemple, c’est comme si, en France, les magasins de téléphonie mobile et les associations de consommateurs avaient le droit de s’impliquer dans les décisions concernant l’attribution des licences aux opérateurs mobiles, au lieu de laisser tout le pouvoir à l’État.
Que fait la Chine dans tout cela ?
La Chine est dans l’Icann. Pour l’instant. Ils ne participent pas aux décisions, et n’ont pas de représentant au GAC ni au GNSO*, les deux instances décisionnelles. Mais ils en acceptent le principe, et c’est extrêmement important. Ils pourraient tout à fait décider de faire leur propre Internet fermé.
Pour obtenir des noms de domaine dans son alphabet, la Chine a fait peser la menace d’une racine internet parallèle. Du coup, l’Icann a accéléré le processus pour rendre tout cela possible dans son cadre. Le succès a été au rendez-vous, et pas seulement en Chine : en Russie, plus de 600 000 noms de domaine en cyrillique ont été déposés en un mois !
De nouvelles extensions sont en projet. Quelle sera leur utilité ?
Parmi les nouvelles extensions, il y aurait par exemple le .paris pour notre capitale. Les banques pourraient aussi obtenir leur propre extension, et ainsi contrôler les données de leurs clients d’un bout à l’autre, ce serait mieux sécurisé. Le .com représente aujourd’hui la moitié des noms de domaine du monde : 97 millions sur 200 millions au total. Sachant que le .com peut être débranché par le gouvernement américain, les nouvelles extensions pourraient permettre de redistribuer un peu les cartes de ce côté-là.
Pour le moment, les moteurs de recherche ne prennent pas en compte les extensions, car ce n’est pas pertinent. Mais Google va intégrer les nouvelles extensions dans son algorithme et les prendre en compte pour le classement des résultats de recherche.
Quand pourra-t-on utiliser ces nouvelles extensions ?
Nous pensions que le manuel du candidat aux nouvelles extensions serait finalisé en mars, mais ce sera plutôt pour mi-avril. Selon ce nouveau calendrier, les nouvelles extensions pourraient être lancées en septembre.
[readon1 url=”http://www.lepoint.fr”]Source :lepoint.fr[/readon1]
* Le pouvoir décisionnel de l’Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) est réparti entre deux groupes : le GNSO, qui rassemble les acteurs privés et les utilisateurs au sens large, et le GAC, qui rassemble les représentants des États.