Neutralité du Net, gouvernance, protection de la vie privée : la secrétaire d’Etat à la prospective et au développement de l’économie numérique aborde les enjeux actuels du Web dans un entretien au Monde.fr.
Google comme Facebook ont répondu aux critiques sur la vie privée en proposant de nouveaux outils de gestion. Estimez-vous que c’est insuffisant, notamment pour les internautes les moins sensibilisés à ces questions ? Cela veut-il dire qu’il faut davantage sensibiliser les Français à leur vie privée numérique ?
Depuis plusieurs années, Facebook dégrade progressivement sa politique de confidentialité, et ceci sans trop laisser le choix aux internautes. Mais la situation est en train de s’inverser, et la simplification des options est une bonne étape. Facebook, en bougeant sur cette question, montre qu’il accepte le dialogue. Les instruments qu’il propose, malgré leur simplicité, demandent toutefois une démarche volontaire de la part de l’internaute.
Pour moi, il y a deux solutions conjointes : la sensibilisation de l’internaute, mais également une pression sur les services Web pour qu’ils proposent une configuration par défaut très protectrice de la vie privée et pour que le fait de dévoiler davantage d’informations soit une démarche volontaire.
Ce n’est pas simplement une question technique. Derrière, il y a des choix de société : en France, on considère que le citoyen doit être protégé contre l’utilisation opaque de ses données personnelles. C’est une question de libertés publiques, pas une question de confort.
Lors du Forum sur la gouvernance d’Internet (FGI), organisé à Charm el-Cheikh en novembre, vous aviez porté la notion de droit à l’oubli des données numériques à l’échelle internationale. Cette problématique a-t-elle été suivie par les autres pays ?
Les choses ont beaucoup bougé aux niveaux européen et français, de manière parallèle : les différents partenaires mondiaux ont travaillé sur ce que serait concrètement le droit à l’oubli. La consultation que j’ai lancée, incluant notamment un projet de charte, vient de se clore. Facebook a rejoint le tour de table et les organes européens de protection de la vie privée (G29) ont écrit un document commun. Au début, on a été un peu surpris par notre démarche consistant à lier gouvernance de l’Internet et droit à l’oubli, mais désormais, le lien est fait, je crois.
A Charm el-Cheikh, il y avait un manque de coordination de l’Europe. Le FGI est un format, un objet très mouvant. Nous avons donné du sens à ce forum. Aujourd’hui, la démarche de l’Europe est moins centrée sur la seule organisation de la concurrence dans les télécoms. On va réussir, aussi grâce à la présidence espagnole sortante de l’Union et la nouvelle commissaire européenne en charge de la société numérique Neelie Kroes, à ramener la question de la société numérique au centre des préoccupations. Ainsi, à Vilnius [où se tiendra la prochaine réunion du FGI, NDLR], il sera explicitement question de la gouvernance des réseaux sociaux et des questions de la société numérique.
La bataille entre le régulateur américain FCC (Federal communications commission) et l’entreprise de télécommunications Comcast montre la difficulté à imposer la neutralité du Net aux Etats-Unis. Ce principe a-t-il plus de chances de s’imposer en Europe ?
Nous avançons sur ce sujet, avec une difficulté : la définition de ce qu’est la neutralité du Net. Elle ne peut pas être simplement un slogan. Or, en Europe, l’enjeu est de parvenir à une définition commune. Est-ce que la neutralité du Net, c’est une limitation du management du réseau ? Est-ce que c’est une réorganisation de la distribution du profit entre les grands acteurs ? Les acteurs apportent tous des réponses différentes, mais tous sont favorables à la neutralité du Net ! En tout cas, la grosse centaine de contributions que nous avons reçues dans le cadre de la consultation publique que j’ai lancée sont d’un excellent niveau, très professionnelles, très fouillées. Parce que, ne nous y trompons pas, cela reste une sujet complexe.
Je dois rendre ce mois-ci un rapport sur la question au Parlement européen. L’enjeu, c’est un Internet qui reste ouvert. Ce qui a fait la force d’Internet comme espace d’innovation et de création, c’est la possibilité pour le “petit” comme pour le “gros” acteur d’avoir un accès égal à Internet. Il faut nous assurer qu’il ne s’agissait pas d’un âge d’or et que demain, les “gros” ne puissent pas verrouiller l’accès à Internet des “petits”.
La Commission européenne, qui vient de définir son “Digital agenda for Europe” pour l’horizon 2020, s’est fixée comme but de “maximiser le potentiel économique et social des nouvelles technologies”. Ce texte vise notamment “la création d’un marché commun du numérique”. N’est-ce pas déjà le cas ?
La stratégie 2020 amorce un véritable changement. Elle met beaucoup moins l’accent sur les questions de régulation et se penche sur le développement du marché numérique. C’est pour cela que la France a pu faire figurer des amendements qui abordent des questions aussi vitales que le cloud computing (informatique dématérialisée) et l’Internet des objets, et pas seulement la régulation du prix des SMS – même si cela est aussi important, bien sûr.
L’Europe peut-elle encore se doter de géants industriels des nouvelles technologies ?
Nous avons déjà des champions du numérique en Europe, il ne faut pas l’oublierAlcatel ou Dassault Systèmes pour les logiciels, Skype pour les services, Activision Blizzard pour les contenus… Mais les géants de demain sont les start-up d’aujourd’hui : c’est là-dessus que doit porter notre effort, sur les PME. Je n’ai jamais beaucoup aimé l’idée de dire “il faut faire le Google européen”. Les futurs Google ou Twitter sont aujourd’hui des start-up dont ni vous ni moi n’ayons encore entendu parler !
Il nous faut surtout un “small business act” à l’européenne et il est important de créer un véritable marché numérique commun. Une des raisons pour lesquelles les start-up françaises partent aux Etats-Unis, c’est la trop faible taille du marché. Nous avons en Europe 27 petits marchés : il faut que nous aboutissions à un véritable marché commun.
Les Etats-Unis ont un rôle éminent dans la gouvernance d’Internet, avec l’Icann, qui gère les noms de domaine. L’Union internationale des télécommunications (UIT), organisme onusien, essaie aussi de faire valoir ses prérogatives. Instances moins formelles, les Forums sur la gouvernance d’Internet disposent de plus de souplesse… Où l’Europe peut-elle faire entendre ses positions ?
Pour que l’Europe ait une position forte, il faut d’abord qu’elle ait une position tout court ! Certains représentants de la Commission ont pu, par le passé, exprimer des positions personnelles, qui ne sont pas la position commune. Mais au niveau européen, pour que cela soit bien géré, il faut que les discussions se fassent au niveau du Conseil qui doit ensuite travailler en bonne intelligence avec la Commission.
Pour la France, chaque lieu a sa légitimité : l’Icann pour les noms de domaine, l’UIT pour les fréquences… Aujourd’hui, le Forum sur la gouvernance d’Internet est très informel ; à terme, nous souhaiterions qu’il devienne davantage qu’un lieu de concertation. Il ne faut pas entrer dans la guerre des institutions.
La France peut-elle se faire entendre auprès de l’Icann, qui gère aussi, avec la fonction IANA, la racine d’Internet ?
La France est en bonne position dans l’Icann. Notre vision est pragmatique. Nous prônons une plus grande internationalisation de la fonction IANA, qui porte sur la gestion du serveur racine, au cœur du fonctionnement d’Internet. Nous souhaitons aussi nous affirmer dans l’Internet des objets. Dans ce domaine, nous avons une position particulière, parce que nous disposons d’un serveur racine. Cela fait de nous un interlocuteur particulièrement crédible, avec la qualité de nos experts. C’est aussi un important enjeu industriel.
Par ailleurs, il faut que l’organisme américain explicite rapidement ses conditions d’ouverture aux nouvelles extensions. Attendre plus de trois ans pour mettre en œuvre la création des nouvelles extensions Internet promises n’est pas un gage d’efficacité, et cela peut avoir des conséquences économiques graves. Berlin, par exemple, a déjà investi 2,5 millions d’euros pour une extension .berlin et attend toujours que l’Icann puisse se prononcer dessus.
Dans une tribune au Monde du mois de mai, Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, fait d’Internet “un enjeu de politique internationale”. Il appelle à “donner une traduction juridique à l’universalité d’Internet”, et à rendre plus difficile la censure du Web pour les Etats répressifs. Comment mettre en œuvre cette “traduction juridique” ?
Bernard Kouchner a énoncé une position de principe : les principes que défend la diplomatie française, elle les défendra également sur Internet. La France s’oppose à la censure ; des gouvernements censurent le Web, d’autres se servent d’Internet pour piéger leurs opposants. Pour le moment, on en reste sur les principes ; ces questions sont encore émergentes. Mais nous ne sommes pas inactifs, et la France compte rallier un maximum de pays à la cause de la liberté d’expression sur Internet.
Ce n’est d’ailleurs pas entièrement nouveau : la première ONG à avoir pris ce problème à bras le corps est française, c’est Reporters sans frontières. Dès 2005, ils ont édité un guide du cyberdissident, déjà soutenu par le Quai d’Orsay à l’époque.
Avec plus de 400 millions d’internautes, la Chine est devenue la grande puissance d’Internet. Comment négocier avec elle, alors qu’elle a, à de maintes reprises, appelé à mettre fin aux Forums de gouvernance de l’Internet ?
Les Chinois souhaitent que le principe de non-ingérence soit appliqué intégralement à Internet. Ce n’est de mon point de vue ni possible, ni souhaitable. La gestion chinoise d’Internet a des motifs politiques, mais elle a aussi une dimension économique. En Europe, on a parfois une petite naïveté sur ces choses-là, mais cela a déjà fait l’objet de discussions au sein de l’Organisation mondiale du commerce. Il faudra revenir sur ce sujet ; l’ouverture du marché de l’Internet chinois est aussi un sujet important.
Propos recueillis par Laurent Checola et Damien Leloup